20

 

Oda Sukumi l’avait invitée à déjeuner. L’homme était venu l’accueillir à l’aéroport et se conduisait en parfait gentleman, mais au-delà de sa politesse et de ses sourires, ses sentiments restaient impénétrables.

Jessy Flanagan entretenait un préjugé favorable à l’égard des Japonais. Elle appréciait leur différence, et elle avait une certaine admiration pour leur culture, leur peinture, leur théâtre ou leur littérature. La dimension du Japon moderne, en revanche, lui échappait dans la mesure où elle singeait celle du monde occidental, le sien. Par sa formation, Jessy Flanagan avait une vision planétaire des hommes et de leurs activités. A ses yeux, le capitalisme, qu’il soit américain, européen ou japonais, n’était jamais que le capitalisme. C’était là un monde à part, uniforme et monolithique, vis-à-vis duquel elle se plaisait à garder certaines distances. Elle préférait s’associer à ceux qui participaient à ce qu’elle définissait comme le mouvement culturel contemporain. Cela englobait aussi bien les savants et les chercheurs que les artistes et les intellectuels. Tous ces hommes et toutes ces femmes, qui s’élevaient au-dessus de la conscience collective pour faire avancer les idées, formaient à son sens une confrérie en dehors des races et des frontières. Elle appréciait cette grande maison ouverte, tapissée d’intelligence et à l’intérieur de laquelle elle reconnaissait les siens. Oda Sukumi était un de ceux-là. Dès le premier instant, elle avait reconnu son espace intellectuel. Cette force familière l’avait conquise sans retenue.

Le déjeuner fut des plus raffinés et les propos échangés passionnants. Le menu, conforme au canon de l’art culinaire japonais, avait été composé par Oda. Il comprenait un délicieux suki-yaki, du nambanzuke et un anmitsu pour terminer.

Oda Sukumi lui parla du Japon et de son histoire. Jessy Flanagan l’écouta poliment, attendant le moment où elle pourrait mesurer la dimension véritable de cette intelligence.

— Que pensez-vous des Américains ? lui demanda-t-elle au détour d’une phrase.

Oda Sukumi lui répondit d’une voix douce et persuasive :

— Ce sont des conquérants, et rien ne nous est plus accessible, à nous, Japonais, que l’esprit de conquête. L’histoire récente nous a appris le pacifisme, c’est dans ce nouvel espace que nous exprimons notre force.

— Mais, dit-elle, vous ne gardez aucune amertume de votre défaite ?

Le regard du Japonais flotta un instant, estimant la portée de la question.

— Ce fut pour nous une grande leçon, lui répondit-il en souriant. Les Américains n’ont été que l’instrument de notre destin, ils se sont comportés en guerriers contre d’autres guerriers. Si nous avons perdu, c’est qu’il devait en être ainsi. Je suis moi-même un guerrier.

— Comment cela ?

Oda Sukumi lui expliqua sa conception de la recherche scientifique, la manière dont il avait organisé sa vie pour atteindre à la perfection.

— Mais, précisa-t-il, je n’ai pas la prétention d’y parvenir au sens où l’entendent les Occidentaux. La perfection n’est qu’une direction, et seul compte chaque pas qui me rapproche du but. Voilà ma philosophie de la conquête, mademoiselle Flanagan.

Ils burent du saké tiède et parlèrent encore de cet univers commun qui les rapprochait par-delà leurs cultures et leurs origines. Ainsi, reconnut-il, ses travaux avaient fait de lui un homme presque célèbre dans certains milieux, ajoutant :

— Ils viennent me voir pour se faire photographier le cerveau, tout comme leurs parents ou leurs grands-parents allaient se faire tirer le portrait. Ils repartent avec leur bande vidéo sur laquelle se trouve fixée la trace d’échanges chimiques ou électriques, mais ils préfèrent imaginer que ces orages cérébraux sont la matérialisation de ce qu’ils considèrent comme la forme supérieure de l’évolution de leur pensée. Ils se trompent, mais je me garde bien de les décevoir, car si nous parvenons un jour à saisir et à maîtriser le processus de l’intelligence humaine, ces images nous apparaîtrons comme une étape essentielle dans cette nouvelle conquête.

— Connaissez-vous mes travaux au Stanford Institute ? demanda Jessy Flanagan.

— En partie, mademoiselle, j’en connais le principe. C’est un autre sentier sur la même montagne, il peut paraître vain de vouloir capter et enfermer dans une mémoire artificielle le potentiel mnésique accumulé par un cerveau humain, par une technologie qui n’est qu’une accumulation de formules mathématiques et de microprocesseurs. Mais nous devons en accepter l’éventualité puisqu’elle se présente à nous dans une suite logique. Nous devons dialoguer avec ce nouvel outil, dont nous sommes à la fois les créateurs et les servants. Il est toutefois essentiel de rester maître du jeu, aussi loin qu’il puisse nous entraîner. A mon avis, l’intelligence artificielle n’est pas un but en soi, mais un simple relais, car l’homme se transforme en même temps que ses machines. Il évolue. Il doit rester celui qui décide. Son destin est d’être celui qui pense. Je n’ai aucune inquiétude de ce côté-là, contrairement aux Occidentaux qui s’interrogent sur les limites de leur pouvoir technologique. Chez vous, en même temps que de nouvelles générations d’ordinateurs, vous construisez votre propre mythologie. Pourtant, un physicien nucléaire ou un généticien n’a pas plus de pouvoir qu’un alchimiste du Moyen Age ou qu’un sorcier africain. Les forces qu’ils engendrent ne sont pas supérieures ni même différentes, mais ils s’imaginent que oui. Ce n’est pas notre façon d’envisager les choses, nous sommes beaucoup plus sereins.

— A propos de génétique, William Ashby vous a certainement dépeint un univers tout différent ? En recherche pure, j’entends.

— Sachant que j’ignore tout du domaine génétique, monsieur Ashby s’est abstenu de me parler de ses travaux, il n’est venu ici que pour interroger un modeste candidat retenu par votre honorable Fondation, tout comme vous mademoiselle Flanagan. Je comprends votre démarche et j’en accepte par avance les conséquences éventuelles...

Jessy Flanagan eut un mouvement de surprise.

— Conséquences éventuelles ! s’exclama-t-elle. Quelles conséquences, monsieur Sukumi ?

Elle cherchait à percer le regard de son interlocuteur, brusquement sur ses gardes à cause de ce petit bout de phrase qui pouvait signifier bien des choses. Oda Sukumi, très calme, lui souriait.

— Mais, l’argent, mademoiselle Flanagan, dit-il, l’argent peut modifier bien des comportements, ne croyez-vous pas ? Je ne suis pas un homme préoccupé par la réussite personnelle, et j’apprécie à leur juste valeur les deux cadeaux qui me sont proposés, l’indépendance financière et l’honneur d’appartenir à cette grande famille des chercheurs reconnus. Le dollar ne m’effraie pas, mademoiselle, car je sais comment l’employer utilement.

— Je comprends, fit-elle, encore sous le choc de l’émotion incontrôlée qui s’était saisi d’elle l’espace d’un instant. Justement, parlez-moi de vos travaux, de vos recherches sur les images mentales ?

— Je vous en parlerai dans mon laboratoire, mais permettez-moi de corriger l’erreur faite généralement à ce sujet. Vous me comprendrez, étant vous-même une spécialiste. Les images mentales que je réalise ne représentent que la partie visible de mon travail de recherche. En réalité, j’accumule les données sur les phénomènes de déplacement d’énergies au niveau du système nerveux central. C’est une recherche difficile, aléatoire et de longue haleine qui peut déboucher sur une meilleure connaissance de la mécanique cérébrale. Mais je dois me garder de toute interprétation abusive. Cela dit, je suis très fier de mes images, et d’être le seul au monde à les capter et à les fixer comme je le fais. J’espère que vous accepterez de vous laissez filmer. C’est un rituel auquel on ne peut échapper lorsque l’on vient me voir !

— Pourquoi pas ? répondit Jessy Flanagan en riant ; pourrai-je me comparer à d’autres grands cerveaux et lire la différence ?

Le soir, dans sa chambre d’hôtel, Jessy Flanagan nota dans son carnet, à la rubrique Candidat Sukumi : « Pour une fois, William Ashby remonte dans mon estime. Il a débusqué un homme d’une classe exceptionnelle. Oda Sukumi est digne de siéger au conseil, bien plus que ne l’est Ashby lui-même ! Un instant j’ai cru que le candidat connaissait le secret des Titulaires, mais apparemment l’Anglais n’a pas réussi à lui distiller ses idées subversives dans le cerveau. L’élève en viendra vite à supplanter le maître. »

Consultant sa montre bracelet, Jessy Flanagan ajouta en bas de page la date et l’heure : « mardi 10 juillet, 23 heures ».

La guerre des cerveaux
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